Il y eut avant, puis après leur lecture. Ces livres se comptent sur les doigts d’une seule main. On ne parle pas ici seulement de livres qu’on a adorés. On parle de livres qui ont changé quelque chose en nous. Peut-être pas notre « vision du monde » dans son ensemble (quoi que…), mais un aspect suffisamment important de celle-ci. Ce livre nous a « fait voir » quelque chose que nous n’avions pas vu avant.
Pour le meilleur ou pour le pire.
Le type d’œuvre littéraire a ici peu d’importance. On pense à l’essai, bien entendu, mais ce peut aussi bien être un roman ou un recueil de poésie. Le défi pour la personne qui présentera un tel livre dans le cadre de ces séances de l’UPop sera donc double : résumer le contenu de l’œuvre et tenter d’expliquer en quoi il a quelque chose d’inclassable, d’hérétique, de dérangeant. Il sera donc souhaitable d’y inclure un travail de mise en contexte par rapport à une discipline particulière (dans le cas d’un essai par exemple) ou du genre littéraire de l’œuvre présenté.
Nous privilégions des livres d’auteurs peu connus du grand public, ou si l’auteur est connu d’une de leur œuvre qui l’est beaucoup moins. Des livres audacieux par leur forme autant que pour leur fond, quand ce n’est pas un mariage surprenant de deux. Des livres qui osent faire des liens, enjamber les disciplines, relier les époques. Des sagas, des livres éclairants sur d’où on vient et où l’on va. Des livres où l’on en veut à l’auteur de l’avoir écrit, parce qu’il est trop lucide, parce qu’il fait trop mal, parce qu’il est trop beau.
Des livres dont on ne sort pas intact-es.
Dans Le Maître ignorant: Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, le philosophe français Jacques Rancière s’intéresse à l’histoire du professeur Joseph Jacotot qui, en 1818, quitte la France pour la Hollande. Il doit enseigner le Français, qu’ils ne parlent pas, à des élèves dont il ne parle pas la langue. Il leur donne à lire le Télémaque de Fénelon en version bilingue et c’est par eux-mêmes que les élèves découvrent le fonctionnement de la phrase française. Au contraire d’un enseignement autoritaire, Jacotot fait plutôt l’expérience d’une égalité absolue des intelligences, expérience dont Rancière fait un cas exemplaire d’émancipation.
Il m’apparaît aujourd’hui urgent de saisir toute l’ampleur de cet ouvrage qui met au cœur de l’enseignement la remise en cause de l’autorité du maître. Il est nécessaire de redire que l’école doit reposer sur la foi en la capacité de tous et chacun à apprendre afin de ne pas se transformer en «fabrique de l’impuissance», pour reprendre l’expression de Charlotte Nordman. Un livre qui change la vie ? Assurément un livre qui nous rappelle que l’école peut changer la vie.
» Avec la participation de Julien Lefort-Favreau
Issue d’une famille d’ouvriers et de petits commerçants, Annie Ernaux réfléchit dans son œuvre à sa rupture avec son milieu d’origine et à son passage du côté des «dominants». Dans La femme gelée, elle retrace les étapes de sa formation de femme et de bourgeoise. Le rôle de l’école y est décrit sans complaisance : c’est dans l’apprentissage de la langue qu’on encode les différences sexuelles et sociales, dans la transmission de formules toutes faites, d’attitudes corporelles qu’on lui apprend à mépriser ses parents et leur vision du monde.
La révolte, voire la rage qui se dégage de ce roman est d’une force peu commune, qui a marqué mon parcours d’étudiante et d’apprenti-enseignante. Comment transmettre un savoir sur la littérature et la culture qui ne serve pas à perpétuer les fractures entre les groupes sociaux? Comment écrire, lire et penser sans participer à la reproduction des inégalités et des injustices?
Après avoir lu Ernaux, on ne peut plus jamais nier le pouvoir que nous donnent le savoir et la maîtrise de la langue.
» Avec la participation de Marie Parent
Pierre Vadeboncœur (1920-2010), essayiste et syndicaliste québécois, a lancé un petit pavé dans la mare, en avril 1970 : La dernière heure et la première.
Cet essai de 85 pages, publié par Gérald Godin (Parti pris) et Gaston Miron (l’Hexagone), réussit à refaire le parcours de l’histoire québécoise et à envisager un avenir viable pour son peuple. À la croisée des chemins, tandis que la question de l’indépendantisme est sur toutes les lèvres, Vadeboncœur publie une œuvre d’une pertinence et d’une actualité toujours déconcertantes.
Ce petit livre, à peu près inconnu, a transformé à jamais ma vision du Québec et de son futur.
» Avec la participation de Jonathan Livernois
Bartleby est le titre d’une nouvelle publiée en 1853. Elle porte le nom de son personnage principal, un scribe singulier imaginé par Herman Melville et embauché par un patron à Wall Street. S’il se montre un «bon employé» au début, il se met ensuite à refuser d’exécuter certaines tâches, très poliment, mais fermement par ces quelques mots : «J’aimerais mieux pas» (I would prefer not to). À partir du moment où une brèche est ouverte dans l’obéissance qu’on attend de lui, l’histoire bascule, les «j’aimerais mieux pas» se succèdent privant peu à peu le patron de son pouvoir. Une fois qu’on a croisé Bartleby, on ne peut plus l’oublier. Il a d’ailleurs été étudié par plusieurs théoriciens, dont Deleuze, qui ont vu en lui une figure de la fuite.
Nous verrons au contraire comment Bartleby occupe l’espace, refusant définitivement de quitter les lieux en ne tenant aucun compte de son renvoi. Lorsque la menace suprême du capitalisme n’a plus aucun effet sur l’employé, que devient ce système? C’est une des questions que soulèvera ce cours.
» Avec la participation de Isabelle Baez